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Patriarches et Prophètes
quait sauf Jonathan et son écuyer. Voyant que les Philistins reculaient
et que leur nombre diminuait, Saül, à la tête de son armée, se lança
à l’assaut. Les Israélites qui avaient passé à l’ennemi se retournèrent
contre lui. Un bon nombre de guerriers sortirent aussi de leurs ca-
chettes, et, tous ensemble, ils firent un grand carnage de l’armée en
fuite.
Le roi voulut tirer le plus grand parti possible de la situation. Il
défendit sottement à ses hommes de rien manger de toute la journée,
ajoutant à son ordre cette imprécation : “Maudit soit celui qui pren-
dra de la nourriture avant le soir, avant que j’aie tiré vengeance de
mes ennemis !” La victoire était déjà remportée, et cela à l’insu et
sans le concours de Saül ; mais il comptait se glorifier de la destruc-
tion complète de l’armée vaincue. Cette défense de manger n’avait
d’autre mobile qu’une vanité ambitieuse, et prouvait que le roi n’hé-
sitait pas à sacrifier la vie de ses soldats quand il s’agissait de ses
visées personnelles. La confirmer par un serment solennel, c’était
ajouter le sacrilège à l’irréflexion. Elle eut pour conséquence d’ame-
ner le peuple à violer un commandement de Dieu. Harassé, épuisé,
après avoir combattu à jeun toute la journée, le peuple, le soir venu,
se jeta sur le butin et se mit, en violation de la loi, à manger de la
chair avec son sang.
Au cours de la journée, Jonathan, en traversant un bois, avait
mangé un peu de miel, transgressant ainsi à son insu la défense
imprudente de son père. La chose ayant été rapportée à Saül, celui-ci
exigea que la sentence de mort fût immédiatement exécutée. Il ne
voulut pas même considérer que le délit de son fils était involontaire.
Il sentait qu’en l’épargnant, il reconnaîtrait qu’il s’était trompé en
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donnant cet ordre irréfléchi, aveu trop coûteux pour son orgueil.
Inexorable, il s’écria : “Que Dieu me traite avec la rigueur la plus
extrême, si tu ne meurs, Jonathan !”
Saül ne pouvait revendiquer l’honneur de la victoire, et il pensait
s’illustrer par son zèle à maintenir son serment. Fût-ce au prix de la
vie de son fils, il voulait montrer à ses sujets que la parole royale
devait être respectée. A Guilgal, peu auparavant, contrairement au
commandement de Dieu, il s’était arrogé le sacerdoce, quitte à se
justifier obstinément des reproches de Samuel. Et maintenant qu’on
avait désobéi à un ordre déraisonnable, qui n’avait été violé que par
ignorance, ce roi et père condamnait son fils à la mort !